Réhabiliter une mémoire collective
Réhabiliter une mémoire collective
Vous proposez tout au long de la saison dix visites de cités, construites principalement dans les années 1950 et 1960 et qui intègrent ce qu’on appelle les grands ensembles. En tant qu’historien de l’architecture, comment avez-vous établi ce corpus ?
Tout d'abord, le premier critère pourrait être celui du terrain. J'ai une pratique de la visite guidée dans des ensembles de logements sociaux depuis quinze ans. J’ai fait ma première visite en 2009 pour la cité du Pont de Pierre, à Bobigny. Depuis, je suis repéré comme un des experts du logement social dans le 93. Saint-Denis, Bobigny, La Courneuve, Aubervilliers, Pantin, sont des territoires que j’arpente, que je pratique et que j’habite. Je suis né à Bondy et depuis l’âge de mes 6 ans j’habite à Bobigny. J’ai fait une thèse de doctorat sur la rénovation du centre-ville de Saint-Denis. En tant qu’historien de l’architecture, mon expertise est double : celle du scientifique et celle de l’habitant. Parmi les dix sites choisis, il y en a quatre qui ont été labellisés en 2008 « Patrimoine du XXe siècle » avant de devenir « Architecture Contemporaine Remarquable » (la cité de l’Abreuvoir et celle de l’Étoile à Bobigny, des Courtillières à Pantin, de La Maladrerie à Aubervilliers). Avec ce label, il s’agit pour le ministère de la Culture d’inciter les villes et les bailleurs à considérer l’intérêt urbain et architectural de ces ensembles des années 1950, 1960 et 1970 dans les programmes de rénovation. Au regard de la totalité de cette production, très peu finalement sont « remarqués ». La labellisation de la ZAC Basilique du centre-ville de Saint-Denis est en cours. J’y suis d’ailleurs associé en tant qu’expert. Parmi les cinq autres, la cité Rateau à La Courneuve, de par l’originalité de sa conception – une architecture en étoile –, et de par la reconnaissance dont bénéficie son auteur Jean Renaudie, pourrait également obtenir le label « Architecture Contemporaine Remarquable ». Les quatre autres cités ne sont pas recensées ou reconnues (la cité du Pont de Pierre et les cités du centre-ville de Bobigny, la cité Émile Dubois d’Aubervilliers, Les 4000 de La Courneuve). Architectures de tours et de barres, plus systématiques dans leur conception, elles témoignent pourtant d’innovations et de qualités : matériaux et construction, confort de logement…
Pourquoi vouloir faire ces visites ?
Pour réhabiliter dans la mémoire collective toutes ces cités HLM. Si je prends l’exemple de la cité Émile Dubois à Aubervilliers, à première vue, elle paraît très ordinaire puisque c’est une typologie de barres, mais en y regardant de plus près, on mesure la grande intelligence de conception. Les deux architectes, Raymond Lopez et Michel Holley, ne sont pas des inconnus. En travaillant avec l'Office HLM de la ville d'Aubervilliers, dès 1954, ils conçoivent un procédé de construction industrialisé inédit. Pour les barres, ils conçoivent également une cage d’escalier de forme hélicoïdale, avec un dôme surbaissé en pavés de verre, ce qui permet un éclairage naturel des entrées des logements. Dans les dix exemples évoqués, on peut constater que beaucoup d'efforts sont mobilisés, que ce soit de la part des architectes, des ingénieurs ou des pouvoirs publics. Le souci de qualité est constant. Il est très important pour moi qu’en Seine-Saint-Denis, en banlieue, le logement puisse faire patrimoine. En tant qu’habitant de ce territoire, je trouve brutales les rénovations qui ne prennent pas suffisamment en considération l’existant, comme si on n’avait pas le droit à l’Histoire. Donc on rase, on détruit, on ne prend pas soin, on ne regarde pas. Je cherche à restituer les choses dans leur complexité. Il s’agit de comprendre l’histoire de la banlieue, car le logement social est constitutif de l'urbanisation de la Seine-Saint-Denis. Il a fabriqué la banlieue. Les cités sont aussi les traces d'une Histoire qui permet de nous situer. Elles nous inscrivent dans la société en nous rattachant au territoire et à la communauté nationale. Ce cycle de visites me permet de rendre compte des liens entre les cités, et de les institutionnaliser.
Comment se déroule une visite ?
Pour chaque visite, je travaille à toutes les échelles : du logement au territoire. Comment les ensembles s'insèrent-ils dans la banlieue et dans quelles conditions ? C’est une pédagogie par la lecture et l’analyse ; une histoire urbaine et architecturale avec ses enjeux sociaux. Ensuite, j’aborde le logement à proprement parler avec l’intervention d’un·e témoin qui a vécu ou qui vit dans la cité. On se place devant l'immeuble, au pied de la cage d'escalier, on repère son logement en façade et, à l’aide du plan, on va pouvoir se projeter : comprendre que cette fenêtre correspond au séjour par exemple. On revient sur la trajectoire résidentielle du témoin et on lui demande comment il ou elle est arrivé·e dans ce logement et l’a habité ou l’habite encore. En tant qu’historien, je m’intéresse à l’habitabilité de l’architecture. Qu’est-ce que ça veut dire « habiter » ? Comment les bailleurs et les habitant·es modifient, à travers leurs pratiques, l’architecture dans le temps ? Je n’élude pas la question de l'entretien, de la maintenance, de la dégradation, je travaille sur l'épaisseur historique des choses. La visite de l’appartement reste exceptionnelle, car c’est toujours délicat d’entrer en groupe dans l’intimité des locataires, même si certains locataires perçoivent tout de suite l’intérêt et l’originalité de leur logement.
Comment entrer dans une cité avec un groupe sans créer d’incompréhension ?
Le fait d’être en groupe change la donne, plutôt que d’être seul·e, car on n’est pas perçu·e comme journaliste ou étant de la police. La présence d’un groupe crée une forme d’institutionnalisation qu’il convient néanmoins d’interroger. Les habitant·es manifestent la plupart du temps de la curiosité ou de la surprise, très rarement de l’animosité. Si je vois pendant la visite que des personnes nous regardent avec insistance, dans ce cas-là, je prends les devants. Je leur explique que l’on est rattaché·es à une institution culturelle, la MC93, et que l’on s’intéresse à l'architecture du logement social, à son histoire et celle de ses habitant·es. Il arrive qu’un·e habitant·e prenne ainsi la parole, témoignant des problèmes de la cité et parfois de son histoire. C’est dans cette dernière direction que j’essaie en tout cas d’orienter la discussion. Il m’est arrivé une fois, à La Maladrerie d’Aubervilliers, qu’un habitant nous fasse entrer au débotté chez lui avec le groupe, nous étions pourtant une bonne quinzaine de personnes. Le contexte social et l’état du bâti sont très importants. J’évite d’aller dans les parties dégradées de la cité, car les habitant·es peuvent légitimement se dire : qu'est-ce que ces gens viennent faire alors qu’on a un problème d'ascenseur, que les ordures ne sont pas ramassées, ou que l’office HLM n’a pas rétabli le chauffage ? La visite risque d’être vécue comme une forme d'humiliation. Ce serait contre-productif. Avec l’AMuLoP (Association pour un musée du logement populaire du Grand Paris), nous approfondissons ces questions de médiation : lors de l’exposition « La vie HLM » dans la cité Émile Dubois en 2021-2022, nous avions formé trois personnes habitant dans un quartier populaire de logement social, qui n’étaient pas des professionnelles de la culture, à devenir guides. L’une d’elles est Houda Taghi, notre témoin pour la cité de l’Étoile de Bobigny où elle a vécu dans les années 1980 et 1990.
Propos recueillis par Charlotte Imbault en novembre 2024.